Fragments pour une reprise des hostilités
Combien de fois aurons-nous à faire le deuil de ce qui aurait pu être possible ? Faire la critique post-mortem, le bilan de l’échec?
Nous
partons de la distance que nous éprouvons envers une Grève aussi
planifiée que différée. Face à cette Grève générale étudiante, dont nous
entendons parler depuis plus de deux ans, il nous faut penser les
orientations qui nous permettraient de ne pas nous y perdre, de ne pas
répéter la répétition générale. Il nous manque une carte, à la fois pour
savoir y fuir et pour y poser nos pièces. Trop longtemps nous avons
fait l’économie de la pensée stratégique, au profit du ressassement des
réseaux en boucle et des anecdotes en queue de poisson. Il nous reste à
exposer ce qui est en cours, le mettre à jour, ce qui est inséparable
d’une prise de risque, d’une mise en jeu. Puisqu’il ne s’agit pas
de se tenir loin des orchestrations contestataires et de les tenir dans
notre joue critique, mais de composer avec elles, de composer contre
elles. La question est de savoir comment dissoner, jouer faux dans la
partition. Comment susciter une autre répartition, trouver un autre
rythme, faire résonner autrement. Ce texte, plutôt qu’un programme, se
veut une prémisse.
« Vers une mobilisation générale »
L’actualité
de ce monde est une entreprise de mise en disponibilité, de
fonctionnalisation, d’extraction de l’énergie brute, d’instanciation.
Face à cette mobilisation totale, l’essence de la grève ne peut être que
démobilisation, dans le sens de rendre-inopérant, de désactiver les
dispositifs de production et de gestion de la « vie ». On nous propose
la Grève comme entreprise, qui occulte le faire-grève lui-même, en tant
que mouvement de retrait offensif.
La
Grève générale étudiante est un cover du mouvement ouvrier, une reprise
de son échec. Mais plus encore, ce n’est une reprise que de son échec,
se déployant sur trois plans : 1) la fétichisation d’une identité
essentielle (prolétaire, étudiant) comme fond et objectif du mouvement ;
2) le besoin infantile de reconnaissance par l’État et de légalisation
de ses « acquis » ; 3) la pensée magique d’une solution utopique de
règlement du conflit social, manifeste dans sa procédure démocratique.
Cette
Grève nous apparaît comme une grotesque mise en scène, une simulation.
On martèle un discours creux auquel on ne croit plus, on s’imagine un
mouvement de masse et une condition étudiante, on court se faire arrêter
pour pouvoir s’en indigner, etc. Les gens sentent autant son côté
vétuste que son essence manipulatrice. Ses leaders sont déjà
réfractaires à la grève qu’ils feignent d’organiser. Ils disparaissent
vers 25 ans dans des jobs de conseiller syndical, de soutien
corporatiste, de gestionnaire subventionné-e de la misère, de « faut ben
vivre criss ».
Malgré
cela, il persiste dans le moment de la grève une effervescence, une
joie, une exaltation, qu’on ne saurait résumer à un simple spectacle
contestataire. Le déclenchement d’une Grève, aussi minable et
insignifiante soit-elle, porte en lui quelque chose qui échappe à la
simulation. Il s’y passe quelque chose, quelque chose qui circule entre
les êtres, les fait se dresser ensemble contre le prétendu ordre des
choses. C’est donc dire que la Grève capte, qu’elle fonctionne en
captant cette joie. Toute son énergie provient de la captation d’un
faire-grève. C’est dans le moment de la grève que se rencontrent une
certaine densité de refus et un moment historique.
La
Grève capte la grève en nous, et fait comme si elle l’avait enfantée.
Comme la « société » qui dit nous produire. Comme chef d’orchestre, elle
s’assure que les notes sortent au bon moment, qu’elles s’harmonisent
entre elles, sans dissonance, à l’horizon du gong final qui mettra fin à
la pièce. Mais autant elle assigne chaque singularité à son instrument,
à son moment propre, elle leur donne une place, dans une embrassade
bienveillante. La Grève est le fait d’un milieu, nébuleuse associative,
étudiante, militante. Ce milieu, il ne suffit pas de le critiquer, de
l’objectiver, d’en faire une typologie, puisque fatalement il nous
habite comme nous l’habitons, mais de percevoir les mécanismes concrets
qui opèrent en lui. D’où l’importance de dresser le portrait de la
situation qui nous est faite pour y déceler les appareils de captation
qui la constituent. Il ne s’agit pas de s’opposer à des formes mais de
composer avec des forces.
Dispositifs de captation
Les
dispositifs viennent toujours par couplage, proposant une fausse
dichotomie qui exige une identification, le fait de choisir des
prédicats comme principes de l’agir. Cette identité procure une certaine
jouissance, tirée de la relation qu’elle entretient avec la possibilité
d’une réelle prise de parti, dont elle n’est qu’un détournement abusif,
une mise en représentation illusoire. Il faut comprendre que ces
couples, bien qu’ils s’incarnent souvent dans des corps individuels et
collectifs, sont des tendances, des manières d’être transversales aux
stratégies existentielles.
Démocratie directe / démocratie représentative
L’Assemblée
générale détient ce pouvoir traditionnel du déclenchement de la Grève,
c’est-à-dire de délimiter souverainement son début et sa fin.
L’instrumentalisation de ce pouvoir aurait pu nous apparaître comme une
stratégie contre l’apolitisme de la masse anonyme, mais le marais
démocratiste est précisément celui qui absorbe la conflictualité (la guerre) en la réduisant au 50+1. D’instrument, elle devient la norme à laquelle toute politique doit finalement être réduite.
La
posture du démocratisme radical (direct) s’enracine dans cette
dynamique, où la ligne politique se réduit à un processus extensif de
démocratisation. Elle cible l’arbitraire des représentant-e-s comme seul
obstacle à la volonté générale, toujours raisonnable si elle n’est pas
manipulée. L’erreur y est humaine, dans le sens où l’humain trop humain y
est perçu comme la source du mal. L’accentuation du caractère légitime
des structures démocratiques, afin de ne pas tomber dans le
machiavélisme, se voit obligée de porter ses efforts sur ses seules
médiations, vers une amélioration de ses rouages contre l’arbitraire.
Jusqu’à ce que ce soit la volonté même, en tant qu’élément humain, qui
en devienne l’ennemi principal, et qu’on se retrouve devant un simple
cybernétisme de gauche.
On
y est placé devant un unique objet de convoitise ; la démocratie ne
doit pourtant sa réalité qu'à ce qu’elle réussit à « récupérer » des
conflictualités concrètes envers lesquelles l’agora – le lieu de
publicité – se pose comme seul espace d’expression « légitime ». Son
opération se résume à l’encadrement et à la codification juridique de
ces conflictualités. Cette notarisation des luttes n’a pourtant d’autre
utilité que la traduction des guerres « intestines » dans le langage de
l’ennemi externe.
L’idée
de fond du démocratisme radical est que d’un amalgame de quantités plus
ou moins consensuelles surgirait une qualité politique, sans égards à
la qualité de ce qui est en partage. La fixation dont il est question
n’est pas que l’apanage de l’Assemblée générale, mais traverse toute
réunion entrevoyant l’apparition d’une passion instantanée de l’égalité.
Les comités de mob ou les conseils de grève sont souvent habités par le
même délire. L’aplanissement ne produit pas l’égalité.
Démocratie
directe, démocratie représentative et apolitisme se rejoignent
intimement dans le précepte libéral, nous plaçant devant le faux débat
du « plus démocratique ». L’anti-gréviste accuse l’AG d’être
antidémocratique car bloquant son libre accès au cours, tandis que le
démocrate radical en appellera de la souveraineté de l’AG pour contester
l’autoritarisme bureaucratique de l’exécutif, alors que ce dernier se
réclamera de sa représentativité mandataire. Toutes tendances confondues
s’affrontent dans le jeu de la gestion de la conflictualité.
Le
démocratisme tire sa raison d’être de la conflictualité envers laquelle
il se pose comme un lieu d’expression, un contenant. Mais on ne peut
être contenant sans contenir. Contre la réduction démocratique, il
s’agit pour nous de répandre le politique hors de ses murs : rendre le
conflit nomade.
Au
sein même des espaces dévoués à la gestion du conflit, un surgissement
politique peut faire apparaître de la démocratie qui dépasse les carcans
du démocratisme.
Syndicalisme de masse / activisme
Le
syndicalisme et l’activisme – qu’il soit affinitaire ou groupusculaire –
s’opposent sur une certaine conception des « gens ». Le premier les
considère comme ses « membres », plus ou moins politisés, qu’il s’agit
de faire cadrer dans un programme pour leur propre bien. Alors que le
second les considère immédiatement immanents à leur situation (de classe
ou d’identité), il suffirait de précipiter l’affrontement pour les
rallier à la cause. Leur opposition se joue surtout dans une différence
de degré sur la croyance en la capacité de ces « gens » à comprendre et à
exprimer leurs intérêts. La tendance activiste se réclame de
l’expression immédiate de la colère populaire, alors que les
organisations de masse tendront à la cadrer dans des actions symboliques
pacifiantes.
Chacun
défendra son action comme étant la plus efficace pour atteindre des
buts partagés : soit obtenir quelques concessions ou radicaliser/étendre
la lutte. Les deux types visent à incarner des rôles spécifiques et
divergents dans leurs relations avec l’État : l’interlocuteur crédible
ou la menace. Au final, l’activisme au sein de la lutte étudiante finit
par faire de la sous-traitance, la « job de bras » des syndicalistes.
Une
des oppositions classiques incarnant ce couple est celle de
l’attentisme et du spontanéisme révolutionnaire. Dans les faits, le beau
risque de plusieurs radicaux de 2005 a été de sacrifier la spontanéité
pour une polarisation vers la planification. L’écueil de 2007-2008 a
radicalisé la posture sacrificielle d’une minorité agissante, la lutte
se préparant de longue haleine, plusieurs années à l’avance. Désormais,
en milieu étudiant, toutes les tendances s’accordent sur un nécessaire
travail de mobilisation, de pédagogie révolutionnaire, préalable à
l’apparition d’une situation conflictuelle. Toutes deux traversées par
cette conception de l’individu « mobilisable », la posture massifiante
en appelle à une identité étudiante abstraite tandis que la posture
activiste en appelle à l’universel exploité ou à la multiplication des
identités. Du corporatisme à l’extensivité révolutionnaire, il y a une
désignation symétrique de l’exploité et de l’ennemi. Dans les deux cas,
la ligne « nous/eux » partage et réunifie chaque camp, faisant fi de
toutes les singularités réelles qui les traversent.
Action symbolique / action directe
D’un
côté ou de l’autre, la violence est prise comme l’acte ultime tranchant
dans la passivité ambiante. Cependant, on ne se positionne que sur la
stricte légitimité de la violence, sans en explorer le contenu ni en
distinguer les exercices et les formes. Jugement qui ne peut se faire
qu’à l’aune de critères purement utilitaires. Pour ceux qui sont pour,
l’action directe serait la manière la plus efficace d’atteindre ses
fins, alors que les autres considèrent comme beaucoup plus efficients
les nez de clowns, pétitions et autres cubes de couleurs dans la rue. La
violence ne reste qu’un moyen, ou bien appelée par une situation
hallucinée de survie, ou bien illégitime par rapport à un monde futur
tout autant halluciné, dépouillé de toute hostilité.
Il
en résulte que la violence, telle qu’elle surgit de toute manière (chez
l’un ou chez l’autre) se voit acculée à devoir se positionner sur le
plan de la légitimité ou sur celui de l’efficience. En ce sens, les deux
restent férocement méprisants à l’égard de la relation entre la vie et
la souffrance, la vie et la douleur, l’une étant le signe de l’autre.
Les
deux comptent défendre la société, de hier ou de demain. Tout ce qui va
à l’encontre du lien social en allant dans le sens d’une pure
déliaison, c’est-à-dire du caractère gratuit d’une destruction, demeure
conjuré au nom d’une fondation, d’un contrat mettant fin à la guerre. Le
caractère destructeur, un des ethos principaux du faire-grève, y est
mis au ban. Or c’est précisément ce caractère qui peut déclarer – de la
part d’une autre souveraineté cette fois-ci – qu’« avant l’être il y a
le politique ».
La
question n’est pas celle d’un possible culte de la violence, mais
seulement celle de voir comment elle existe, et de toujours remettre en
question notre rapport à elle.
Captation par le bas / captation vers le haut
La
captation par le bas opère par la reconstruction de faibles liens de
socialité basés sur l’idée courante que la vie concrète fait fermenter
le Bien, que c’est dans la proximité communielle que se trouve le Salut.
Elle s’illustre typiquement dans la production de nourriture, où il est
présupposé qu’en tant qu’activité naturelle – donc au fondement du lien
social – elle augmenterait en densité la Grève. C’est dans ce pôle que
se réfugient souvent les volontés, voulant faire échapper le faire-grève
à la mobilisation générale, cherchant à y mettre en pratique des modes
d’être autres.
Condamnée
par sa propension à se faire instrumentaliser et à se rendre
pacifiante, la captation par le bas se secondarise d’elle-même dans son
retranchement à n’être que la base matérielle du mouvement.
En
opposition, la captation vers le haut se pose en pôle énonciatif et
directeur de la lutte. Se réservant les fonctions de représentation,
d’écriture et de planification, elle justifie toutes ses trahisons et
bassesses par la fiction de l’opinion publique, son principal
interlocuteur qui n’est de fait jamais là. Toute son activité est
concentrée vers le moment mythique de la « négo », celle où sa voix
portera la colère des masses. À défaut, l’apparition médiatique, «
menace au gouvernement », servira d’exutoire.
N’arrivant
pas à énoncer ses désirs politiques, la captation par le bas se réfugie
derrière la concrétude, sous le prétexte compréhensible du retrait. À
l’opposé, la captation vers le haut distille le champ des productions
désirantes en une liste simpliste de revendications. Rendre
compréhensible, transparent et parlable la Grève, telle est la mission
qu’elle s’est donnée.
L’opposition
classique abstrait-concret calque parfaitement la séparation des tâches
qui a cours entre les genres. L’homme au porte-voix est une fonction
qui n’est pas nécessairement réservée aux mecs, mais qui incarne plutôt
le domaine masculin du discourir et de la politique classique. La femme
au chaudron, quant à elle, est un devenir féminin, qui bien que porteur
d’autonomie locale, se réduit à la subalternité. La fonction féminine,
bien qu’au fondement de la reproduction du quotidien, est toujours
dévalorisée par la « vraie politique ». En réponse, la captation par le
bas se détourne de la parole politique. La captation vers le haut, quant
à elle, rabat toute parole sur ses catégories syndicales (gain, moyen
de pression, rapport de force) au nom de l’opérationnalité.
Au
final, les deux formes de captation sont des modalités de la
mobilisation se nourrissant toujours du paradigme de l’urgence. Il y a
tant à faire, il faut répondre à la nécessité. Besoin de discours ou
besoins concrets qui pressent la Grève de tous côtés.
Mais
cette pression trouve sa limite dans l’ex-pression, lorsque des points
de passage surgissent, lorsque la circulation de la parole est
interrompue par des fuites. Ce sont à elles qu’il convient de prêter
l’oreille, dans leurs chuchotements et leurs lapsus. Ces fuites, où se
manifeste le Dire même, peuvent porter le vécu d’une parole s’opposant à
la communication comme opération, et mettre en commun l’organisation
concrète du désir, irrémédiablement irréductible aux «besoins». Ce que
nous appelons le faire-grève est hétérogène à la faible socialité de la
captation vers le bas tout autant qu’à la forte revendication de la
captation vers le haut.
La grève, le littoral
Le
faire-grève est la limite, autant que la source de la Grève. Cette
Grève comme entreprise, avec ses entrepreneurs, ne produit rien, ne crée
rien, mais gère, organise, détourne, informe, c’est-à-dire mobilise. En
ce sens elle est un dispositif de pointe : sa mobilisation se nourrit
de ce qu’elle exclut, son centre réel est en périphérie, sur son
littoral. C’est pourquoi nous ne saurions proposer une posture de pure
extériorité critique, ni de dialogue constructif avec la Grève. Pour
cela il faut refuser autant d’y entrer que d’en sortir, et avant tout
d’y perdre l’essentiel : l’anonymat. L’être en grève reste là tout en
débordant, il se situe dans une tension constante entre distance et
proximité face à la Grève : il est à la fois ce qui conteste les
rapports de pouvoir internes au mouvement, et ce qui ébranle les
rapports au monde extérieur. Le faire-grève est la frontière commune aux
relations intersubjectives et au monde comme dehors.
La
source de la Grève se trouve sur sa limite, sur son littoral, sur sa
grève. Elle ne vit que de son possible caractère « politique », dont
l’essence exige son propre dépassement. Une intelligence de la Grève ne
peut se retrouver que sur cette essence du politique – le conflit – où
il est possible de faire-grève, à la limite de la Grève elle-même. Le
faire-grève est infini ; l’entreprise-grève tente d’endiguer cet infini
entre un début et une fin.
Si
la Grève est déclenchée et terminée, elle porte néanmoins en elle bien
plus que la menace de l’arrêt momentané de la production, c’est aussi
une césure, un intervalle, une coupure, un écart à soi. Le faire-grève
est rupture qui tranche les communautés jusqu’aux subjectivités, une
menace de désertion. Pas seulement des salles de cours, des lieux de
travail, mais du sujet lui-même, à l’égard de ses déterminations.
L’ouvrier en grève cesse d’être qu’un ouvrier, et l’étudiante cesse
d’être qu’une étudiante, laissant place à des singularités et à des
pratiques à inventer.
Le
moment grève est une accélération, une intensification et un éclatement
de tout ce qui fait grève, de tout ce qui fait déjà grève en nous. Le
faire-grève est l’énergie du moment grève, mais ne pouvant s’inscrire
dans sa temporalité, il en est aussi sa limite. Parfois, pour un
instant, la Grève n’arrive plus à contenir le faire-grève. Quelque chose
se passe, quelque chose qu’on n’avait pas prévu, pour le quel il n’y
avait de place. Pour un instant, le faire-grève échappe aux mailles du
filet, un bref moment de politique éclate. Lors d’une simple AG ou d’une
manif’, quelque chose détonne de la mornitude ambiante.
Le
faire-grève circule et se partage. L’illustration de ses agirs en trois
temps, à partir d’un débordement des moyens de la Grève, permet d’en
penser l’élaboration pratique. Élaborer le faire-grève, c’est en penser
le seuil de partage qui lui donne une densité, une force, un éclat. Et
cela nous autoriserait à prendre ses propres moyens, qui constituent
très simplement les moyens mêmes du faire-grève contre sa propre
institutionnalisation.
Sabotage
Les
sabotages, s’ils se résument le plus souvent à un moyen de pression,
en appellent à un partage, à une mise en commun de savoirs-pouvoirs :
une compréhension minutieuse du fonctionnement du dispositif et donc une
conscience matérielle de l’impact de son disfonctionnement. La crainte
des syndicaleux, lors de sabotages, est leur explosion, leur
multiplication sous des formes purement anonymes, muettes et
« gratuites ». Par exemple, la grève ouvrière se fonde sur une certaine
valorisation du travail, en tant qu’activité humaine. L’emploi du
sabotage, dans ce cadre, pose le risque de briser cette valorisation et
donc, le contrat implicite entre patrons et ouvriers. Plus profondément,
et encore dans le monde ouvrier, le sabotage, en se généralisant, finit
par briser jusqu’à l’identité de producteur, car il en vient à incarner
le refus en acte du travail, une sortie du rapport capital-travail.
C’est sans doute pourquoi tous les marxistes, et Marx en tête, ont
associé rapidement le sabotage généralisé à une fausse conscience de la
classe sur son rôle historique. Le sabotage doit alors aussi être
compris comme interruption de la production identitaire. S’il s’agit
d’effectuer un brouillage des dispositifs de captation, le faire-grève
prend la forme de tous les sabotages, et d’abord celui de la Grève
elle-même.
Pillage
Chaque
grève a ses moments de pillages, même minimaux, dans lesquels on mesure
mieux l’instantanéité de la conflictualité, la spontanéité pratique.
Dans ce cadre, tout pillage dépasse la revendication, surtout lorsqu’il
s’agit d’aller chercher directement ce qui est revendiqué. Il y a dans
le geste de la prise au tas une lucidité sur la possible mise en déroute
de la valeur, en se saisissant sans payer de ce qu’autrefois on se
limitait à réclamer. L’image de la masse qui s’empare sans s’expliquer
de la marchandise est la hantise du syndicaleux, car elle rompt
irréparablement avec la triade travail-argent-marchandise.
Le
pillage dans la grève n’agit pas comme démocratisation de l’accès à la
marchandise, sa gratuité réside plutôt dans la destruction de la forme
marchande. Cette tendance peut mener à la destruction pure et simple du
produit, qui est profanation du pouvoir des choses sur la vie. Quand le
pillage ne se limite pas à l’accumulation, il restitue à l’usage commun,
annonçant la possibilité du libre usage. Dépense et fête y sont
intimement liées : le pillage collectif donne au faire-grève ses plus
beaux moments de paroxysme. Pillage également des savoirs-pouvoirs, qui
une fois restitués à l’usage commun et donc mis en circulation,
augmentent la densité du faire-grève et minent la centralisation du
pouvoir.
Le
blocage est aussi une intensité. L’intensité du retrait, de
l’interruption, de la césure qui correspond au geste à la fois le plus
simple et le plus essentiel du faire-grève. C’est sa capacité à faire
cesser. Ce qui fait peur dans le blocage, c’est que la stratégie de la
désertion soit doublée par la politique du rester-là. L’occupation
bloque les circulations, elle est habitation de l’espace, d’espaces
assignés à des usages précis et temporaires, dont la circulation des
corps assure le fonctionnement. Occuper une salle, un plateau de télé,
le métro, c’est en bloquer l’utilisation, c’est nécessairement se
dessaisir de la légitimité.
En
général, les blocages en temps de grève se justifient à travers une
compréhension de l’économie comme étant limitée à l’infrastructure. Du
coup, ils sont toujours moyens de pression et le slogan « Bloquer
l’économie » ne recouvre que l’économie classique, limitée à certains
objets et sujets symboliques. Mais chaque blocage contient la promesse
de la pénurie qui rejoint la question de l’organisation : comment
vivra-t-on ? Ce qui ouvre à la possibilité de voir l’économie dans sa
brutale matérialité, celle de la gestion de la production non seulement
des choses, mais des désirs et des affects. Le blocage est donc aussi
celui du cours normal des affects, des intensités et des relations. En
ce sens, tout peut être bloqué par n’importe qui.
Le
bris des dispositifs et la fuite de la captation ne composent pas
l’essentiel du sabotage, du pillage et du blocage. Une telle conception
réductrice masque tout ce qui est en jeu ici : le partage,
l’organisation, la prise de parti, la circulation des savoir-pouvoirs,
l’élaboration stratégique commune, etc. Un contenu qui se manifeste par
une illustration offensive et qui ainsi ne se limite pas à une distance
face au monde, mais qui tisse finement le retrait : un léger déplacement
décisif dans notre rapport au monde. Il ne s’agit donc pas
d’apolitisme, mais d’une sortie de la politique classique et de tous les
moralismes. Un repas ou une manif’ sont des lieux de rencontres où le
faire-grève, son partage, peuvent se densifier de sabotage en pillage,
de pillage en blocage. Densification qui pose la question de la
communisation, et non de son infrastructure.
Communisation
Le
faire-grève, s’il se réduit au retrait, à l’ingouvernementalité ou à
l’absence, est voué à l’impuissance. Le faire-grève ne vient jamais
seul. Il implique la mise en commun de conditions, d’inclinations, de
penchants. Au-delà des rencontres permises par la libération du temps,
la communisation est expérience, c’est-à-dire révélation d’un commun qui
se tient dans l’entre-nous. L’entre-nous, c’est penser un nous qui
n’est pas déjà constitué, c’est une histoire ouverte. La communauté
n’est pas fixée sur une identité, elle n’a pas de propre ni de
frontières. Au fond, il n’y a donc jamais de communauté, mais que du
devenir communauté. Le pire ennemi du communisme, c’est son achèvement.
Puisque nous sommes tous inachevés, la communisation est l’expérience
qui nous porte à la limite de nos subjectivités. À l’égard des prédicats
qui nous constituent comme sujets, le faire-grève opère par
désubjectivation. Désubjectiver ce n’est pas simplement aller vers le
massifiant, au contraire c’est descendre en deçà de l’individu, vers le
trans-individuel. Il s’agit alors de faire circuler en rendant impropre
nos noms, nos mots, nos qualités, bref, devenir quelconques. C’est jeter
les bases d’une politique extatique : une sortie de soi, un
surgissement. Par la communisation, les désirs et affects circulent sans
devenir complètement transparents ou assignés à une catégorie.
En
d’autres termes, le syndicalisme étudiant existe sur la mobilisation de
la figure de l’étudiant-militant-pour-la-gratuité, mais ce qui est
réellement actif, ce n’est pas cette abstraction : c’est la possibilité
de mettre en circulation une colère qui ne sera jamais résolue. Le
faire-grève condense ce refus pour le constituer en force. Au fond de
chaque « ça va faire » réside une promesse de commun, une mise en
partage. Après tout, à chaque fois que nous faisons grève, nous
actualisons les traces laissées par les grèves du passé. Ce faisant,
nous répondons à l'appel du communisme, ce fond opaque sur lequel se
dresse l'idée même de grève. Cette idée parcourt ceux et celles qui se
sentent décalé-e-s face à la cadence militante, mais qui ne peuvent non
plus se résoudre à laisser leur colère mourir. C'est aussi parce que
nous ne voulons nous y résoudre que nous proposons ces quelques pistes.
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