mercredi 2 mai 2012

Lettre d’ailleurs à une grève en cours

Lettre d’ailleurs à une grève en cours


 
On aura fini par le voir. La situation est belle. Elle se passe d’elle-même, et on a encore de la misère à en prendre acte. Dans la ville de Montréal si calme d'habitude, cégeps et universités en grève organisent des actions tous les jours, des manifestations à répétition, la ville fait grève quand on y croyait plus.


Car d’ici, ce sont les temps, les temporalités du Québec qui nous sont obscurément lumineuses. Des éclairs d’événement qui sont autant de déchirures dans la trame trop familière, et que nous haïssons de tout notre coeur, perçant dans le gris fatigué des nuages parisiens. Et voilà : il y a là un printemps, disions-nous lors d’un riot-porn-party, dans un petit appart parisien. Pourtant, de tous les possibles ouverts par le temps de grève, nous n'avons que des échos ou de lointains signaux. Nous, quelques-uns-es, en exil, en France, loin mais collés sur l’actualité, plongé dans une autre ville, et d'autres quotidiens, dans le calme ennui sociétal des périodes électorales. Nous savons que d'autres, des amis, bien que proches géographiquement de la grève se sentent tout de même sur ses marges, ne savent pas toujours comment s'y rapporter, y participer, qu'y faire. Nous savons que s'éprouve une certaine distance par rapport aux événements, et à l’identité d'étudiant : alors d'une distance à l'autre, nous pouvons parler.


Tous ces visages inconnus, même sans leur cagoule, on sent bien qu’il y a une cohérence interne à leur manifestation. Il y a un printemps parce qu’il y a un soleil. Une force tellement vive qu’elle entraîne 250 000 manifestants pour une banale journée de la terre comme dans la queue de sa comète. Trop proche du coeur, il est difficile de le regarder en face.
Peut-être que devant tant d’éclat, notre distance peut servir de lunettes d’éclipse.


Récapitulons. La grève était présumée devoir se terminer depuis longtemps. Depuis qu’elle ne s’est pas terminée, on voit mal comment elle le pourrait. La démocratie directe de la CLASSE qui semble différer à l’infini sa « dernière cène », les machines de guerre en devenir, le pouvoir qui s’attend à un essoufflement qui ne vient pas. Pas moins qu’une grève qui dure jusqu’à la fin de la session, nous ne pouvions prévoir la débâcle complète de la stratégie de la judiciarisation. Elle qui avait tranché non seulement dans la grève uqamienne de 2008, mais également dans quantité de confits de travail, a révélé sa fragilité face à la détermination concrète du blocage. Beaucoup ont dénoncé la volonté de « judiciariser » le conflit, mais par là ils accordaient encore au Droit le dernier mot, trop fidèles au « I fought the law and the law won… ». À chaque fois que les injonctions ont été défiées par les grévistes, est apparu pour un instant non illusoire que l’acte politique, la confrontation matérielle des forces, puisse rendre inopérant le juridique. Et parallèlement, que le droit n’est que la violence cristallisée, comme le capital est du travail mort. L’arroseur arrosé : celui qui voulait utiliser le privilège de l’état d’exception, s’est vu opposer l’état d’exception effectif des corps. Une évidence s’est révélée par le défi aux injonctions : au-delà d’un certain point du mouvement, il n’est plus possible de pénaliser tout le monde.


Comme Deleuze disait que mai 68 n’avait rien d’un rêve mais était au contraire une bouffée de réalité, il se produit dans la grève une confrontation à la matérialité de la situation. Au détour d’un matraquage ou d’une arrestation, on découvre que « nous n’avons pas de droits ». Rupture existentielle d’avec les abstractions : la « justice », la « liberté » et la « responsabilité sociale »
sont désormais les mots-clés de la réaction. De la bouche des représentants étudiants ils sonnent de plus en plus creux, devant le silence persistant de la colère des rues. Le seuil qui approche alors est d’une importance capitale : le discours de la légitimité sur lequel se base le mouvement étudiant depuis la perte des référents marxistes se révèle n’être qu’une couverture formelle pour l’action directe.


Suite à l’échec de la judiciarisation, l’offensive actuelle du pouvoir passe du décret juridique au décret politique, comme si le fait qu’il parle enfin était déjà une concession de sa part. Mais un pouvoir qui apparaît et décrète est un pouvoir qui révèle son accès à quelque chose de plus fondamental que la simple gestion du portefeuille commun, quelque chose de l’ordre de la fondation. Ce pourquoi son discours porte d’emblée sur ce qui est la condition première de son ordre : l’interdiction de toute violence qui n’est pas la sienne, mais surtout, la réitération paternalisante et hargneuse de la notion même de société. « On peut pas être violent dans une société », « on est tout de même dans une société », etc. Il nous faut voir la brutale matérialité d’une telle « guerre sémantique », toute l’insistance avec laquelle elle tient à ce que les gens reconnaissent qu’il y a, ou qu’il faut, quelque chose qui s’appelle une société. Ce mot, c’est le retour du rêve, le délire abstrait pour lequel des millions partent à l’abattoir, pour lequel des milliards se sentent obligés de vivre leur seule vie dans un décor si médiocre.


Médiocre et vide, de chaque rue à chaque magasin, ou dans l’université, dans chaque espace étudiant où justement les décisions du pouvoir s’acharnent à enlever toutes libertés, toutes possibilités de s’y rencontrer, d’y perdre son temps sans être forcé de le gagner pour payer la dette envers la société. Les lieux publics, les espaces communs, sont peu à peu détruits, vidés de tout sens, laissés seulement à la circulation des marchandises et aux injonctions à se mettre au travail parce qu’il le faut, parce qu’il y a la société. Elle, si elle a jamais existé, qui se condamne constamment, que les gouvernants détruisent sans arrêt. Plus tout devient absurde et vide, plus ils s’acharnent à invoquer la société, dans l’espoir de perpétuer la sensation d’un monde commun, d’un monde encore «partagé», quelque chose qu’il faudrait continuer de respecter et de croire alors que les forces de Police et la sécurité matraquent pour éviter l’abandon complet, pour que surtout personne n’admette que ce à quoi nous tenons n’a plus droit à l’existence.


L’université comme beaucoup d’autres endroits est détruite par les récentes transformations du capitalisme, et il faudra peut-être bientôt que les gouvernants inventent de nouvelles formes de police pour forcer quiconque à bien vouloir y étudier encore, à en espérer encore quelque chose. Ils détruisent tout et veulent encore qu’on s’y attarde, quitte à envoyer leurs matraques si quelques uns expriment un peu trop fort leurs doutes et d’autres attentes que celles immédiatement offertes par l’économie. Respecter, il faut respecter. Pourquoi ? Parce que, le pourquoi ou toutes les autres raisons se sont perdues depuis longtemps. Il n’y aura bientôt plus rien d’autre que la violence de la police pour nous forcer à aimer leur monde. Si la judiciarisation ne marche pas, il leur reste toujours la pure et simple répression.


Si le discours médiatique se focalise autant sur la violence, c’est en partie parce qu’elle est un des seuls rapports qu’il nous reste à bon nombre d’espaces urbains, à beaucoup d’espaces publics, à ce qui nous est offert (mais qu’il faut payer).


Dans la demande de « céder sur la violence », c’est l’exigence du souverain qui se fait sentir. Quand la souveraineté étatique tend à revenir aux devants de la scène, c’est qu’elle se sent menacée dans les bases mêmes de sa légitimité. Évidemment, dire « je ne négocierai pas avec une organisation prônant la violence » est une vacherie sans fond, mais c’est aussi, malgré eux,
un aveu qu’il faudrait tout de même remettre tous les acteurs sur le même plan plate de l’état de droit, sur le même monde (de marde). Parce que sinon, où va-t-on?…


Justement, où va-t-on quand on décide d’assumer ce que l’ennemi nomme violence?


C’est assumer le caractère conflictuel et potentiel de toute formation, le fait que l’idée de société est performé par des dispositifs concrets, des machines à société. Pour cacher ce niveau de la vie, pourtant si simple, qui voit se conjuguer des luttes purement négatrices et des créations purement affirmatrices. Le faire-grève, qui prend progressivement les traits de l’ennemi de la société, agit comme le révélateur d’un tel champ de bataille. Si nul ne peut rester neutre devant la grève, c’est parce qu’elle oblige une polarisation du social correspondant aux positions de pouvoir auparavant latentes. La grève voit et montre l’invisible évidence. Elle remet les choses à sa place. Autant que des lieux, des pratiques, des savoirs ou des amitiés, cet enjeu de la « vision-du-monde » est à concevoir matériellement. La vision-du-monde amenée par la grève est peut-être le plus important des « gains » auxquels on peut s’attendre, s’il se prolonge dans le futur, rongeant l’unité et intranquillisant les esprits.


Ce qui est sûr, c’est que l’offensive actuelle vise avant tout à nier cette capacité de concevoir l’existence comme une lutte sans fin, une urgence si permanente qu’elle peut prendre son temps. Dès le départ, le gouvernement a fait l’erreur de refuser de situer le conflit au niveau traditionnel du droit de grève, où la grève est fortement encadrée juridiquement entre un début et une fin, un moment de lutte plus ou moins symbolique et un moment de règlement. En le réduisant au niveau purement individuel du boycott, de l’objection de conscience, il a privé le syndicalisme étudiant de son discours socialisant et de toute sa mimétique du mouvement ouvrier. Ce fil rompu, au lieu de laisser les étudiants à la solitude de leur opinion, les a au contraire laissé se dissoudre en une multiplicité de groupes d’actions spontanément liés par l’expérience politique.


C’est pourquoi leur dernière crapulerie, cette idée de « trêve », ne peut s’expliquer que comme une manière d’encadrer ce qui prend les traits de la guerre civile dans le langage du droit de guerre classique, entre États constitués et unifiés sous un souverain. En ce sens, c’est encore la ramener à quelque chose d’individuel, la guerre classique se réglant par une négociation de souverain à souverain, un tête à tête. Mais le mouvement qui s’émancipe à présent est de toute évidence sans tête. Il n’est ni individuel ni collectif, mais infra-individuel, c’est-à-dire un lieu de partage de tendances.


Ces tendances n’ont rien à foutre du faux débat qui « fait rage » au niveau médiatique, entre les tenants ultra-libéraux du droit individuel et du règne de l’opinion, et les défenseurs du droit collectif et leur appel moral, molaire, à une transcendance des valeurs de société. Le devenir dont il est question, c’est au niveau infra-individuel qu’il se déploie. Là où se reconnaissent, dans l’instant d’un regard ou d’un mot, les tendances qui font agir ou qui rendent impuissants, où la reconnaissance de la guerre en cours n’est pas le débat mais le point de départ. L’enjeu d’un après-grève est alors que ce qui s’est déployé à l’infra-individuel ne retombe pas dans le mythe du collectif, sans pour autant s’absenter de tous les combats que celui-ci permet.


Force est de constater que ce qui revient le fait toujours différemment. Si en 2012 on ne cherche plus à occuper les salles de classe, si on donne moins d’importance aux conseils de grève et autres comités, c’est qu’on trouve d’autres formes de faire-face à l’hostilité et aux nouveaux moyens de répression. Tant que l’on considère le mouvement étudiant comme une éternelle répétition du même, on se borne à vouloir leur donner des leçons d’Histoire. Évidement, le jeune gréviste apparaît dans cette lumière comme un ignorant, naïf, qui ne connaît rien à ce qui le précède, de « l’échec » inévitable qui l’attend. Mais, telle est la beauté des grèves étudiante, on recommence toujours comme la première fois, avec un héritage bancal de quelques modes d’action et quelques mots-clés. S’il y a quelque chose à transmettre alors, ce sont bien les petites histoires, les trucs qui ont marché : un « je l’ai déjà vécu » inséparable de « et je continue de le vivre », qui peut ouvrir avenir à ceux qui se retrouvent inévitablement largués à la fin de la grève. Mais pour ça, il faut assumer que l’on provient de la même source, même si ses moments d’éclats n’ont pas été les mêmes.


Au contraire d’un progressisme, la grève n’oeuvre pas en vue d’un « futur ». Qui espèrerait encore réellement pouvoir instituer un nouveau projet de société ? Tel un hoquet de l’histoire, cette grève est plutôt porteuse d’un passé qui ne veut pas passer. Devant l’oubli organisé des luttes et des formes politiques, elle les déterre pour mieux désorienter le cours implacable de l’histoire. Sa nouveauté réside précisément dans son inactualité en regard de l’état du monde capitaliste. Comme le hoquet fait appel à une expiration finale, les luttes font appel à un blocage, à une interruption de l’Histoire officielle, où rien ne saurait plus être commémoré. Ce moment se tient dans ce qui se passe entre les gens, mais aussi dans ce qui se passe entre soi, dans les écarts-à-soi. En identifier la présence et en prendre soin est la tâche de ceux qui ont déjà pris le ticket sans retour, et qui savent son prix. Lorsque le temps officiel de la grève sera fini, et que l’action d’éclat n’aura plus sa masse-tampon, certains chercheront l’histoire de ce qu’ils ressentent. Pour que la route soit longue, la question matérielle devra nécessairement être reposée. Si faire grève affecte les visions du monde, comment éviter le retour à la normale, sinon qu’en faisant de la normale autre chose ?



La société existe par ses dispositifs concrets et toutes ses symboliques, pareilles à de vraies forces matérielles. En dehors du temps de grève, la bataille se cherche de nouvelles armes et d’autres terrains, et surtout des manières de se rencontrer, savoir nommer des expériences et dessiner quelque chose comme une situation commune. L’après grève donne lieu à des quêtes éthiques : en plus des formes d’organisation; garder une ouverture béante est nécessaire, et savoir l’identifier et la partager tout autant.


Quelques amis en exil

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